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Le long chemin du pinceau au crayon : comment l'Occident a appris à dessiner – et pourquoi si tardivement.

Quand le dessin est devenu un art

Mais avec quoi dessiner ? Aujourd’hui, nous avons à notre disposition toute une palette d’outils de dessin dont les artistes d’autrefois n’auraient même pas osé rêver. Mais ces artistes n’auraient peut-être pas su quoi faire de ces crayons modernes. Pendant des siècles, le pinceau a été le seul roi de l’art. Le fusain, la mine de plomb et la plume étaient alors considérés comme de simples outils auxiliaires. Pourquoi inventer ou améliorer des crayons à dessin si ce n’était pas nécessaire ?

Il n’est donc pas surprenant que l’art extrême-oriental n’ait même pas connu la plume à dessin. Depuis toujours, on avait à disposition de l’encre de Chine et des pinceaux pour écrire comme pour peindre. Les deux étaient étroitement liés. En effet, l’écriture chinoise, puis japonaise et coréenne, repose à l’origine sur des signes pictographiques peints à la manière de pictogrammes, et non sur les lettres de nos écritures.

Pinceau et encre de Chine pour un panorama de paysage, 30 x 150, Chine, 17e siècle. Source : musée de Shanghai

Écriture au pinceau et art pictural

Ainsi, les routines et les traditions des coups de pinceau magistraux se sont poursuivies dans la peinture à l’encre. C’était le seul moyen de croire en la possibilité de reproduire de manière idéale l’apparence extérieure de l’homme et de la nature, ainsi que leur essence intérieure. Dans cette philosophie et cette spiritualité extrême-orientales, le pinceau était plus qu’un simple outil, il symbolisait également l’identité culturelle. Les crayons (ou la plume, fondamentale en Occident) n’avaient pas leur place dans ce contexte.

Ce n’est qu’au siècle dernier que le crayon et le pinceau ont été associés pour créer de nouveaux outils : le feutre, le marqueur et le stylo-pinceau à pointe pour dessiner et écrire. D’ailleurs, ces stylos pinceaux, beaucoup plus pratiques, ont été développés au Japon, et ce n’est pas un hasard.

Le papier écrit l’histoire mondiale

L’ancienne Chine avait encore un autre avantage sur les cultures occidentales : le papier. Dans l’Empire du Milieu, le secret de la fabrication du papier a été jalousement gardé pendant un demi-millénaire. Mais au VIIIe siècle, les Arabes musulmans ont découvert cette technique lors de leurs conquêtes en Asie lointaine et l’ont rapportée chez eux.

La guerre est, comme le disaient les Grecs anciens, le père de toutes choses, y compris des arts et des religions. En effet, sans papier disponible en grande quantité – plus durable que le papyrus et moins cher que le parchemin –, le Coran, reproduit à des millions d’exemplaires, et donc les enseignements de Mahomet, n’aurait pas pu se répandre aussi rapidement.

Comme à l’époque de la Rome antique et de l’Égypte, on écrivait avec des roseaux habilement adaptés et de l’encre de Chine. Cependant, il était interdit aux artistes de dessiner de manière figurative. En effet, imiter le monde créé par Allah et le recréer pour ainsi dire une seconde fois, même de simples images, était considéré comme un sacrilège.

La solution artistique et créative consistait à représenter la beauté du monde par l’écriture ; c’est ainsi que la calligraphie arabe, composée de caractères et de mots, est devenue une forme d’art ornemental unique.

Des lettres arabes et les noms de Mohammed et Ali se transforment en ornements. Calligraphie à l’encre colorée et au roseau traditionnel, vers 1800. Source : musée Sakıp Sabancı

Le royaume des images

De telles idées étaient étrangères à l’Occident médiéval. Au contraire, les images devaient illustrer et embellir les Écritures Saintes. En effet, dans cette région, seule une élite savait lire et écrire.

Pendant longtemps, les moines avaient pour tâche de recopier sans cesse les Saintes Écritures sur du parchemin précieux dans les ateliers des monastères. Ces manuscrits étaient agrémentés d’illustrations colorées : plume et encre pour l’écriture et les contours, aquarelles et pinceaux pour la coloration. Les outils de dessin tels que le charbon et les mines de plomb – qui étaient alors vraiment en plomb – n’étaient utilisés que pour les dessins préparatoires.

L’imagerie médiévale était colorée. Les dessins purs, composés uniquement de lignes noires, pour ainsi dire lugubres, étaient considérés comme dépourvus de valeur artistique et inaptes à illustrer l’histoire du Salut ou d’autres scènes importantes. Sans compter qu’à l’époque, il n’existait pas de crayons adaptés.

Lignes à l’encre pour les contours, pinceaux et aquarelles pour colorier l’évangéliste Luc : enluminure sur parchemin, vers 800. Source : bibliothèque municipale de Trier.

L’art apprend à dessiner

Ce n’est qu’à la fin du Moyen Âge que les éléments nécessaires au dessin ont été réunis : un crayon, du papier et un motif. Le parchemin a été remplacé par le papier, sur lequel il était facile de dessiner à l’aide d’outils perfectionnés. Parallèlement, la Renaissance a vu naître un intérêt scientifique et artistique pour le monde réel. En bref, l’art du dessin a connu un véritable essor.

Les Européens s’efforçaient en effet depuis longtemps déjà de fabriquer du papier selon le modèle arabe. Mais les Maures chassés d’Espagne avaient laissé derrière eux, outre leurs moulins à papier, des techniques sophistiquées. Le papier pouvait désormais être produit en grande quantité, même si le lissage et la préparation de la surface rugueuse restaient une procédure fastidieuse.

Plume, sanguine, crayon argenté

Mais bientôt, la plume, longtemps encore en forme de panard, glissa aussi facilement sur le papier que sur le parchemin auparavant. Il était possible de laver le dessin au trait, c’est-à-dire de le teinter et de le nuancer de manière picturale, avec de l’encre diluée appliquée au pinceau. Le fusain et la sanguine permettaient de réaliser des dessins plastiques, bien que monochromes. Et pour les lignes et les hachures les plus fines sur du papier coloré (là encore une innovation importante), on utilisait le crayon d’argent.

Cela ouvrait de nouvelles possibilités aux peintres, désormais également aux dessinateurs. Ils pouvaient réaliser des croquis rapides lors de leurs déplacements, faire des études de la nature et des personnages ou encore représenter l’anatomie humaine avec précision. Tout cela avec peu d’efforts et sans tout le matériel de peinture.

Parallèlement, des artistes tels que Léonard de Vinci ou Dürer démontraient tout ce qu’il était possible de réaliser sans pinceau. Le dessin s’imposa alors comme une forme d’art à part entière, même dans les académies : pour peindre, il fallait d’abord apprendre à dessiner.

Il s’agit de deux lions du carnet d’esquisses d’Albrecht Dürer, dessinés en 1521 au crayon d’argent sur un papier spécialement apprêté. Les lignes initialement gris clair, laissées par l’abrasion argentée fine, s’assombrissent avec le temps. Source : Albertina, Vienne.

Il manquait toutefois encore deux éléments : tout d’abord, le crayon, non pas celui en plomb utilisé par les Romains et peu adapté aux travaux fins, mais le crayon graphite. Ensuite, il fallait trouver un matériau permettant de dessiner avec une palette de couleurs plus large. Il restait encore du chemin avant d’aboutir à nos crayons modernes, mais la route fut passionnante. Nous vous en dirons plus dans le prochain épisode.

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